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18 mars 2012 7 18 /03 /mars /2012 21:36

ce weekend j'ai terminé ce livre, j'ai beaucoup aimé,

en voilà quelques morceaux

 

chapitre XII

Le lendemain Goldmund ne put se décider à aller à l’atelier ; il erra dans la ville comme il avait fait maintes fois en des journées maussades. Il regarda les femmes et les servantes se rendant au marché et resta surtout près de la fontaine du marché aux poissons, les yeux fixés sur les poissonniers et leurs épouses mal embouchées qui offraient et vendaient leur marchandise, sortaient des baquets les poissons frais et argentés. Les poissons, la bouche douloureusement ouverte, leurs yeux d’or anxieux et fixes, s’abandonnaient avec résignation à la mort ou se débattaient contre elle avec fureur et désespoir. Comme il était arrivé maintes fois déjà il fut pris de pitié pour ces animaux et pris de dégout à l’égard des hommes ; pourquoi étaient-ils si insensibles et brutaux, si immensément bêtes et stupides ; pourquoi ne voyaient-ils rien, tous, les poissonniers et les poissonnières, et les clients qui marchandaient, pourquoi ne voyaient-ils pas ces bouches, ces yeux dans l’angoisse de mort, ces queues frappant furieusement autour d’elles, cette affreuse et inutile lutte désespérée, cette transformation intolérable des animaux mystérieux, merveilleusement beaux, le léger frisson de la mort passant sur leur peau agonisante avant qu’ils soient là, allongés, morts et éteints, lamentables morceaux de viande destinés à la table des mangeurs réjouis ? Ils ne voyaient rien, ces hommes, ils ne savaient rien et ne s’apercevaient de rien, rien ne leur parlait. Peu leur importait qu’une pauvre bête crevât sous leurs yeux ou qu’un maître rendît sensible à vous en donner le frisson toute l’espérance, toute la noblesse, toute la douleur, toute l’obscure et poignante angoisse étouffante de la vie humaine ; ils ne voyaient rien, rien ne les touchait.

 

chapitre XV

Il se rendit sur le marché aux poissons ; c’est là qu’il avait autrefois sa chambre. Près de la fontaine, quelques poissonniers offraient leur marchandise vivante. Il regarda les beaux animaux nager dans les cuves. Il était souvent resté ainsi autrefois à les observer et il lui vint à l’esprit qu’il avait alors souvent eu pitié d’eux et se mettait en fureur contre les poissonniers et leurs clients. Jadis, il s’en souvenait, il s’était promené là, admirant et plaignant les poissons et il s’était senti triste ; bien des jours s’étaient écoulés depuis lors et beaucoup d’eau était passée dans le fleuve. Il avait été bien désolé, il en gardait encore le souvenir, mais la cause de son affliction, il ne la savait plus. C’était ainsi, les impressions tristes passaient comme les autres, la douleur, le désespoir passaient comme la joie, ils s’atténuaient, pâlissaient, perdaient leur profondeur et leur prix et, à la fin, un jour venait où on ne pouvait plus retrouver ce que c’était qui vous avait fait jadis tant de peine. Les douleurs, elles aussi, s’effeuillaient et se fanaient. Sa souffrance d’aujourd’hui se fanerait-elle également ? serait-elle un jour chose vaine, son amertume de ce que le maître n’était plus, avait quitté la vie furieux contre lui ? de ce qu’aucun atelier ne s’ouvrît plus à lui pour qu’il pût jouir de la volupté de créer et décharger son âme du fardeau de toutes ces images ? Oui, bien sûr, il passerait aussi, ce chagrin, cette amère détresse ne serait plus, un jour, qu’un vieux souvenir en train de s’effacer ; il l’oublierait. Rien n’était stable, pas même la douleur.

 

chapitre XVII

Et pourtant, toute notre vie n’avait un sens que si on parvenait à mener à la foi ces deux existences, que si elle n’était pas brisée par ce dilemme : créer sans payer cette création du prix de sa vie ! vivre sans pour cela renoncer au noble destin du créateur ! était-ce donc impossible ?

Peut-être existait-il des époux et des pères de famille à qui la fidélité ne faisait pas perdre le sens de la volupté. Peut-être y avait-il des sédentaires dont le cœur ne se desséchait pas faute de liberté et de danger. Il se pouvait. Il n’en avait vu aucun.

 

chapitre XVIII

Fut-ce un heureux hasard, ou l’expérience des âmes de l’abbé allait-elle si loin ? cette confession et cette pénitence marquèrent pour Goldmund le début d’une période de fécondité et de paix qui le rendit heureux. Au milieu de son travail plein de tension, de soucis et de joies, il se trouva grâce à ces exercices spirituels, accomplis sans peine, mais avec conscience chaque matin et chaque soir, soulagé des agitations de la journée. Tout son être fut transporté dans un ordre supérieur où il échappait au dangereux isolement du créateur, se trouvait admis, comme l’enfant, dans le royaume de Dieu. S’il lui fallait inévitablement soutenir dans la solitude la lutte pour son œuvre et lui donner toute la passion de ses sens et de son âme, l’heure de la prière le ramenait néanmoins toujours à l’innocence. Pendant le travail il était souvent tout fumant de fureur et d’impatience ou bien ravi dans l’extase de la volupté, mais les exercices de piété le plongeaient comme dans une eau fraîche et profonde qui le lavait de l’orgueil de l’enthousiasme comme de l’orgueil du désespoir.

 

gustav-klimt-le-sang-du-poisson-publie-dans-le-magazine-ver.jpg

le sang du poisson - G.Klimt (1898)

 

 


 

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commentaires

F
Chère Marion,<br /> Je vous remercie chaleureusement pour ce nouveau billet, pour ces extraits qui m'ont donné envie d'en lire davantage et pour l'illustration en écho avec cette oeuvre de Klimt que je ne connaissais<br /> pas non plus.<br /> J'ai passé grâce à vous quelques instants enrichissants dans une journée qui avait été jusque là plutôt rude.<br /> Meilleures pensées
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