il y a des premières fois dont on se souvient

il y a des premières fois qui comptent

il y a des fois qu'on oublie, aussi

on avait enlevé les roulettes

je dis "on"

mais ça ne pouvait être que lui, Papa

on était descendus

tous les deux

j'ai appris bien plus tard (genre bien, bien plus tard)

que Maman n'avait pas voulu,

elle n'aurait pas pu elle a dit

peur que je tombe

peur que j'aie mal

il a dit "regarde devant, bien devant, ne t'inquiète pas je te tiens"

il a dit ça

ou quelque chose comme ça

et on y est allé

dans mon souvenir ça se passe comme ça

dans la descente qui menait

au garage, et à l'endroit où était entreposé le kayak

sous la terrasse où on jouait, nous les enfants

ça descendait puis ça remontait, le truc idéal

tu prends un peu de vitesse

et en remontant tu t’arrêtes

tranquille

je me souviens

"je te tiens" il a dit

alors j'ai pédalé

regarde devant

devant

devant

"je te tiens"

il a dû lâcher à un moment

forcément

il faut lâcher

laisser aller

sans doute il avait mis sa main dans mon dos au début

puis sur la selle

ou le porte bagage (un porte bagage sur un si petit engin ?)

pour pas que je sente quand il me lâche

voilà comment j'ai appris

sans doute il y a eu des gamelles

sans doute

et puis un jour

bien plus tard

mais bien, bien plus tard, encore plus tard

j'ai transporté derrière moi un petit enfant

perché là sur le siège derrière la selle

quand il a posé ses mains en bas de mon dos

comme pour me pousser

je l'ai senti

me pousser

je t'assure

je jure

comme une main qui t'emmène

doucement

qui t'emmène

qui t'allège

qui t'accompagne

on en a parlé ensuite entre grands

ça leur fait ça aussi, à eux

quand les petits mettent les mains

dans le bas de leur dos

sur le vélo

d'un coup ils ont les jambes légères

et ils deviennent léger

c'est ça je crois, la magie

sinon t'as déjà pris une grue de chantier pour un bateau à voiles ?

c'est toujours au bord de la mer

le blockhaus

c'est idéal, quand même

bloc D il s'appelle

le meilleur

là dedans

la meilleure chambre

dedans, le meilleur lit

et dans le lit

moi

la vue sur la mer dès le premier œil ouvert

rien que ça

le luxe, le vrai

le cul bordé de nouilles je te dis

deux semaines

treize matins à se réveiller devant la mer

treize matins à savourer

treize matins à mesurer la chance

dès le matin

enfiler un maillot de bain et un bonnet de laine

rajouter une couche de néoprène

ou deux

peser bien plus lourd que d'habitude

monter sur le bateau

finir de s'équiper

bascule

l'eau

les exercices

l'apprentissage

remonter la morve au nez

(les vrais savent)

les fous rires

les oursins qu'on remonte

qu'on a tenu dans la main une demi heure

délicatement

qu'on écrase au dernier moment

les ormeaux qu'on a oublié dans un coin

les petits trésors qu'on s'offre pour faire des souvenirs

la presque fratrie de la palanquée

le lien qu'on crée là

s'aider à s'habiller, à se déshabiller

la confiance

prendre soin de la vie de l'autre

lui confier la sienne en échange

s'engager à ça sans se le dire

savourer les moments en dessous

rire encore

rincer le sel

rentrer manger

recommencer l'après midi

recommencer le lendemain

partager ça

vivre en vase clos

revenir avec du sel dans les oreilles

du sel dans le nez

du sel dans le cœur, dans le sang

savoir finalement que c'est ancré

la mer

sinon tu te souviens la dernière fois que t'as ajouté un diplôme sur ton CV ?

on a fait un bout de la route sous la pluie

on est monté jusqu’où

il y avait de la neige au bord de la route

jusqu’où

la route fait des lacets

on a pas entendu à ce moment là

« coeur de rocker »

(mais on l’a entendu plus tard)

jusque là

on est allé

la montagne

on a pris des forfaits « piétons »

on est monté

descendu

remonté un peu

on a fini à pied

il faisait soleil

on nous a distribué l’équipement

une combinaison en polaire

une autre en néoprène

étanche

une paire de gants en laine

une paire de chaussettes itou

on a enfilé tout ça

dans l’ordre qu il fallait

on nous a mis les gants en plastique

par dessus ceux en laine

le joint torique a été vérifié et humidifié

(un coup de langue et houp !)

on a pris les palmes

on est descendu au bord de l’eau

c’est à dire

au bord du trou

c’est à dire

au bord du trou creusé dans la glace

Ee et Ft sont partis en premier

on a attendu avec Ea

on a découvert qu’on peut prendre des photos avec le nez

(quand on n’a plus l’usage des mains)

arrive notre tour

fermeture de la combi étanche

palmes

lest

bouteille

masque

mise à l’eau

on est pas aussi gracieuses que des vrais phoques

on y a mis tout notre cœur

étrange sensation

respirer sous l’eau avec le nez

j’ai du mal

mais ça vient

immersion

se retrouver là

bruit des bulles

beaucoup de bulles

beaucoup de bruit

la douceur des lignes au fond

la douceur des couleurs

une faille

aller d’un trou à l’autre

quatre trous en tout

un poisson

une goutte d’eau dans le masque

retour surface après 21 minutes

profiter encore un peu du soleil

remonter à la cabane

se changer

rentrer

rentrer ravis

prolonger le week-end

manger des glaces

se prendre pour denver (le dernier dinosaure)

rire

rentrer finalement

se dire qu’on recommencera bientôt

qu’on se verra encore

sinon, j’ai remis ce matin la main

sur un jean que je pensais avoir jeté

je m’en voulais un peu

je me souvenais pas pourtant

il était là

avec les pantalons d’été !